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14/06/2025

Le regard du Huron

Je rentrerai en France avec un regard lavé par l’ailleurs, non pas pour juger, mais pour observer.
Observer cliniquement, comme un médecin ausculte un corps fatigué.
Que font-ils ? Pourquoi font-ils cela ? À qui parlent-ils, et pour dire quoi ?
Est-ce utile ? Est-ce nécessaire ? Est-ce un soin, ou un symptôme de plus ?

Je regarderai les rituels, les indignations mécaniques, les slogans recyclés.
Les injonctions à la modernité, les appels à l’autorité, les discours sur l’école "refondée", "réenchantée", ou "remobilisée".
J’écouterai les mots qu’ils emploient — et surtout ceux qu’ils n’emploient plus.

Je ne serai pas dupe.
Mais je ne serai pas cynique non plus.
Simplement, je regarderai comme le Huron de Voltaire, avec cette naïveté feinte et cette lucidité acérée.
Comme un homme revenu d’un long voyage, qui voit ce que les autres ne voient plus.

Et peut-être, dans ce regard décalé, dans cette étrangeté tranquille, quelque chose pourra être dit.
Non pour condamner, mais pour comprendre.
Non pour fuir, mais pour résister autrement.
Avec calme. Avec franchise.
Avec cette liberté que donne l’exil intérieur.

 

Le 14 juin à Minsk

Erkin Jon - Homme libre

13/06/2025

Je me prépare au retour

Je réponds à un collègue.

Je te lis.
Et puis, le soir même, je branche les infos.
« Meurtre d’une surveillante »… et quoi d’autre ce soir ? Une fusillade ? Une agression ?
Et ensuite, on me demandera, les yeux pleins d’enthousiasme :
« Alors, content de rentrer en France ? »

Et là, je me surprends à penser que oui, j’ai vécu dans une forme de dictature — sourde, pesante parfois, absurde souvent —
mais sans meurtres dans les écoles.
Là où les adolescents que croise mon épouse dans la cage d’escalier lui disent bonjour et ôtent leur chapeau.
Un geste d’un autre âge, peut-être.
Là où je peux oublier mon téléphone sur le coin d’une table de restaurant, et le retrouver deux heures plus tard, posé avec soin par le serveur.
Là où une jeune femme peut sortir d’un spectacle à 22 heures, marcher seule, sans frisson de peur dans le dos.

Mais aussi… un système éducatif à bout de souffle, rongé par le contrôle, l’autoritarisme, les faux-semblants.
Là-bas, trop. Chez nous, plus du tout.

Et alors je me demande :
Où est passé le juste milieu ?
S’il existe encore quelque part — ou s’il faut désormais apprendre à marcher sur une ligne de crête, les yeux ouverts, sans illusion mais sans renoncement non plus.

De Minsk, un soir de juin 2025, un goût âcre me remonte au moment d'écrire

Erkin JON - Homme libre 

 

17:26 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

Chronique d'un retour

Chronique d'un retour entre déracinement et enracinement 

J'écris à un collègue qui est en France et je lui dis, sans joie, que je vais rentrer au pays en septembre. 5 ans en Biélorussie, cela lui paraît long et il évoque un déracinement. Voilà ce que je lui réponds :

 

Enracinement, déracinement… à vrai dire, je ne sais plus dans quel sens cela fonctionne.
Depuis 1991, je vis à l’étranger par intermittence, entre éclats de retour et appels du large. Samarcande, Nijni-Novgorod, puis une halte en France, le temps d’un concours. Me voilà reparti dans l’autre sens, direction Moscou, cette fois avec armes, bagages et famille.
S’enchaînent alors les étapes : Prague, un retour de deux ans en France, avant que la boussole ne me conduise en Ukraine. Kiev, Odessa avec ses quartiers juifs aux pavés de mémoire, le Donbass où j’ai tant de fois franchi les portes des classes de français — tout est détruit maintenant. La Crimée…

2012, Toulouse : je tombe sur des collègues d’un autre âge, staliniens dans leur geste, dans leur souffle. Deux ans plus tard, Caen : je respire enfin. Puis vient la Biélorussie, là où le père de ma femme vit le jour, dans une zone qui fut jadis la Pologne, avant que l’ogre soviétique ne l’engloutisse en 1939. Je revois l’armée rouge défilant à Brest-Litovsk, bras dessus bras dessous avec les Nazis.

Je crois avoir reçu une forme d’éducation européenne, disons... plus à l'Est. Une éducation du frottement, de la fracture et de la fidélité. En lisant Éducation européenne de Romain Gary, je crois comprendre ce qu’a vécu le père de mon épouse, adolescent caché entre 15 et 17 ans dans une kryjówka, une de ces caches forestières entre Biélorussie et Pologne, parmi les partisans.

C’est peut-être cela, le fil rouge de ma vie : la résistance.


Résistance intime à la pression sociale que je sentais déjà enfant. Résistance des partisans, des dissidents soviétiques, de Václav Havel. Résistance des Ukrainiens, debout malgré le fracas.
Et puis, résistance d’un autre ordre : celle de la langue française, de la Francophonie, face au rouleau compresseur des uniformités et des oublis. Résistance douce des profs de français biélorusses... Merci !


Je m’y accroche comme à une rambarde dans la tempête.

 

Minsk, juin 2025

 

 

17:18 Publié dans La Russie | Lien permanent | Commentaires (0)

Je ne suis pas un anar de droite !

 

On m’a dit : « Toi, t’es un anar de droite. »
C’était censé être un compliment.
Une manière amicale de dire : « Tu penses par toi-même, tu refuses les foules, tu sens l’époque te glisser dessus sans t’y dissoudre. »

Mais non.
Je ne suis pas un anar de droite.
Ni de gauche.
Ni du centre, ni des bords.
Je suis simplement quelqu’un qui pense hors de vos catégories.

Pas parce que je me veux original.
Mais parce que j’ai essayé — sincèrement — d’y entrer. Et que j’en suis toujours ressorti plus seul, plus libre, plus lucide.

J'écoute Brassens. Je lis Céline et Bernanos. Je peux écouter Sardou, parfois.
Mais je ne leur dois pas ma pensée. Je ne suis pas une suite logique dans leur filiation.

Je suis de cette race un peu à part des hommes non récupérables.
Ceux qu’on n’embrigade pas.
Ceux qu’on ne flatte pas avec un clin d’œil idéologique.
Ceux qui, quand ils disent "je", ne parlent qu’en leur nom, sans drapeau, sans drame.

Ce n’est pas un rejet.
C’est une manière d’habiter le monde sans se laisser nommer.

 

Le plus dangereux des citoyens

 Celui qui ne rentre nulle part 

 

Il existe des citoyens qu’on identifie vite.
Ils sont “de gauche”, “de droite”, “modérés”, “engagés”, “progressistes”, “réacs”, “écolos”, “éveillés”, “conservateurs”.
On les range, on les catalogue, on sait comment leur parler.
Ils font masse.

Et puis il y a ceux qu’on ne classe pas.
Qui lisent entre les lignes, mais ne crient pas.
Qui n’adhèrent pas, mais écoutent.
Qui refusent le slogan, mais avancent.
Qui voient les failles sans se réjouir, les dogmes sans se soumettre, les dérives sans en faire spectacle.

Ceux-là sont les plus dangereux.
Parce qu’ils ne rentrent nulle part.
Parce qu’ils ne jouent aucun rôle.
Parce qu’ils ne cherchent ni sauveur, ni cause, ni groupe d’appartenance.

Je suis, peut-être, de ceux-là.
Pas par choix, mais par nature.
On m’a appris à réfléchir — et j’ai gardé ce défaut.
J’ai vu ce que coûtait l’intelligence dans un monde qui préfère l’adhésion.

À la tribune, je dérange.
Dans les foules, je me tais.
Sur les bulletins, je m’abstiens parfois.
Pas par paresse. Par vigilance.

Le pouvoir, quel qu’il soit, n’aime pas ceux qui pensent sans appartenir.
Il préfère les indignés bien orientés, les rebelles sous licence, les consciences groupées.
Moi, je me tiens ailleurs.

Ce n’est pas du courage.
C’est une fidélité.
À quelque chose d’antérieur à tous les récits.
À un regard qu’on ne vend pas.
Et à une solitude qu’on habite comme une haute ligne, là où l’air est plus rare, mais plus vrai.

A Minsk, le 13 juin 25

Erkin Jon - Homme libre 

 

 

Une idée bien peignée

L'élégance du mensonge collectif 

 

Il suffit parfois d’une idée — bien peignée, bien parlée, bien répétée — pour que tout un monde s’incline.

Elle ne demande pas à être vraie.
Il lui suffit d’être dite avec assez d’assurance, caressée d’assez de tendresse par ceux qui la portent.
La conviction fait le reste.

Paul Watzlawick l’avait noté :
« Une idée, pour peu qu’on s’y accroche avec une conviction suffisante, qu’on la caresse et la berce avec soin, finira par produire sa propre réalité. »
Rien de plus efficace qu’un mensonge choyé.

J’ai vu ces réalités naître : dans les classes, les journaux, les salons, les familles.
Elles avaient le ton de la raison, le sourire du bon sens, la politesse de l’évidence.
Il fallait les aimer — ou du moins faire semblant.

On nous a appris cela très tôt :
applaudir ce qui doit l’être, aimer les groupes, les jeux, les hymnes, les modes, les émotions partagées.
S’étonner d’aimer autre chose, c’était déjà s’exclure.

Alors, on apprend à marcher droit.
À raser les murs avec élégance.
À penser un peu à côté, mais en silence.

Plus tard, on retrouve ces mécaniques ailleurs :
dans le sérieux compassé des débats, dans les mots creux brandis comme talismans :
_« inclusion », _« progrès », _« urgence », _« ensemble ».
On change le décor, mais la mise en scène reste.

J’écris cela sans colère.
J’ai simplement cessé de croire que la foule pense mieux que l’individu, ou que la répétition crée la vérité.

Ce n’est pas un programme, ni un manifeste.
Juste une position : celle du guetteur.
Pas sur une barricade — mais sur une ligne de crête.
Entre silence et parole. Entre solitude et lien.
Un endroit fragile, mais clair.

A Minsk, le 13 juin 25

Erkin Jon - Homme libre 

Homme libre 

16:44 Publié dans Impertinences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guetteur, idée